mercredi 19 décembre 2018

Et je prendrai tout ce qu'il y a à prendre



Et je prendrai tout ce qu’il y a à prendre de Céline Lapertot aux Éditions Viviane Hamy


Charlotte a dix-sept ans. Accompagnée de son éducatrice, Sandrine, elle attend son tour pour passer devant le juge. L’attente sera longue. Elle en profite pour écrire dans son cahier à spirale. Pour s'adresser au juge. Lui raconter dix ans d’enfer, lui expliquer tout ce qui a conduit à son geste. Elle a tué son père.

« J’ai dix-sept ans, et j’ai tué
Je ramasse les morceaux épars de mon être, celui qui a volé en éclats lorsque j’ai saisi le couteau. Je reconstitue ces morceaux de moi-même et je vous les offre, monsieur le juge, vous qui devez m’écouter et suivre les méandres du cerveau qui a engendré ce drame.
Mon drame.
Les meilleurs morceaux de mon être sont là, nichés quelque part. Et aussi dans la zone la plus obscure de mon cœur qui pour l’instant occupe le devant de la scène. »

C’est à l’âge de sept ans que tout bascule pour Charlotte. Avant, elle menait une vie normale de petite fille. Si on peut considérer comme normale la vie dans un foyer ou le père bat la mère. Charlotte a sept ans. Elle joue dans sa belle chambre avec une amie quand son père rentre du travail en colère. Charlotte sait ce qui va arriver. Il y a d’abord les cris. Elle en a l’habitude. Elle fait sortir son amie. Puis les coups arrivent, commencent à pleuvoir sur sa mère. Un regard réprobateur de Charlotte et s’en est fini de l’enfance de Charlotte. Son père la conduit à la cave. Un lit l’y attend. Elle ne reverra plus sa chambre.

« Puis mes yeux découvrent le fond de notre cave.
Ils se sont habitués à la lumière faible et mourante.
J’aurais préféré qu’ils refusent cette agonie. J’aurais préféré ne pas voir ça. Au fond de la cave, il y a un lit, une minuscule table de chevet, une lampe que je n’ai jamais vue, et une commode que j’ai aperçue dans la chambre de mes parents, quelques semaines auparavant.
Peu à peu la réalité m’étreint : ce lit sera mon lit. Papa en a décidé ainsi. Je vais dormir dans ce lit froid sous ces couvertures grises. Où sont mes ours ? Où est ma poupée ? J’ai saisi que papa me punit, mais je n’en comprends pas la raison, alors, pour tenir le coup, je ne peux que prier pour que la punition ne s’éternise pas, pour que mon père oublie vite ce qui lui a déplu. »

Dix ans ! La réclusion de Charlotte va durer dix ans. Charlotte continue d’aller à l’école, puis au collège et au lycée mais le reste du temps elle le passe dans cette cave humide et froide. Pendant ces dix ans la torture morale et physique va s’accentuer graduellement au fil des tentatives de rébellion de Charlotte. Charlotte ne veut pas être comme sa mère, elle ne veut pas se laisser détruire par ce père abusif.

À l’extérieur on remarque bien que Charlotte est bizarre, qu’elle est pâle, en retrait. Mais quand elle est convoquée par le CPE ou l’assistante sociale, elle ne dit rien. Les mots sont comme empêchés. Ils restent au fond de sa gorge. Ce serait si simple de parler. Son calvaire prendrait fin. Mais non, Charlotte bien que voulant s’en sortir, ne parle pas. Elle hésite à briser la cellule familiale (le mot cellule prend ici tout son sens). Quand un contrôle est diligenté par l’aide sociale à l’enfance, son père donne le change. Il a tout prévu en bon pervers narcissique. Tout est impeccable. La chambre de Charlotte abrite les derniers gadgets à la mode. Ceux qu’elle n’utilisera jamais. Et il est si avenant, si bien sous tous rapports, ce père.

Charlotte ne peut pas parler, alors elle écrit. Et ce sont ses mots destinés au juge que nous découvrons.

Quelle claque littéraire ! Quelle gifle ! De celles qui laissent des traces bien après le coup porté. Charlotte écrit avec ses tripes. Elle crie sa souffrance et sa colère. Nous prend le cœur entre ses mains, le plie, le retourne.

La plume de Céline Lapertot est  puissante, violente. Elle happe le lecteur dès les premiers mots pour ne plus le lâcher. J’ai quasiment lu ce livre en apnée, d’une traite. Je découvre enfin cette auteure que j’avais très envie de lire. Mieux vaut tard que jamais. Cette lecture m’a laissé K.O. debout. Le personnage de Charlotte est à jamais gravé dans ma mémoire. Ce roman est un énorme coup de cœur. Le bon côté de cette découverte tardive est que deux autres romans de l’auteure m’attendent.

« Que puis-je dire à une bande d’adolescents  qui pour la plupart ignorent ce qu’est la vrai souffrance ? Sentent-ils le gouffre qui nous sépare, eux et moi ? Ils ne connaissent pas le goût amer du regret et de la vie qu’on abandonne peu à peu. Ils ignorent le sens véritable des mots « perte d’identité ». »

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