Souvenirs de lecture 38 : Marie
Charrel
Nous avons tous de ces lectures qui nous ont
profondément touchées, qui sont comme des madeleines de Proust : on se
souvient d’où on était quand on les lisait, du temps qu’il faisait. Il m’a
semblé intéressant de savoir quelles lectures avaient marqué les auteurs que
nous lisons et en quoi elles avaient influencé leur désir d’écrire. Aujourd’hui
c’est Marie Charrel qui me fait l’honneur de répondre à mes questions. Je la
remercie pour son temps précieux, sa gentillesse et sa disponibilité.
LLH : Quels livres
lus dans votre adolescence vous ont le plus touchée et pourquoi ?
MC : Ils
sont si nombreux ! J’étais une adolescente étrange et solitaire. Les
livres étaient un refuge. Je me cachais au CDI du collège pour lire en paix. Je
détestais rester dehors pendant la récréation : je faisais partie des
souffre-douleur.
Un
jour, j’ai découvert « Le Horla », de Maupassant. C’est, je crois, la
première lecture qui m’a laissé un souvenir extrêmement fort. Indélébile.
J’étais en sixième. Très vite, j’ai enchaîné avec les « Histoires
extraordinaires » d’Edgar Poe. Dans mon esprit, les nouvelles de
Maupassant et de Poe ont d’ailleurs tendance à se mélanger. Elles ont imprimé
quelque chose en moi, au sens où, pour la première fois, la littérature s’est
associée à des impressions sensorielles très fortes. Des sensations physiques.
Comment le décrire ?
Dans
« Apparition », par exemple, Maupassant raconte l’histoire d’un homme
s’aventurant dans un château abandonné, où il doit récupérer des papiers pour
un ami. Il y rencontre le fantôme d’une femme. Celle-ci lui tend une brosse et demande
de la coiffer. Paralysé par la peur, l’homme accepte. De retour chez lui, il tente
de se persuader qu’il a halluciné, probablement à cause de quelques poussières
traînant par là. Jusqu'à ce qu’il retrouve un long cheveux noir coincé dans
l’un des boutons de sa veste.
Cela
m’a bouleversé. Moi, lectrice, j’ai senti
le cheveu sous mes doigts, comme longtemps, j’ai senti un Horla peser sur ma poitrine la nuit. Ce fut une
révélation : les livres peuvent faire cela, ils peuvent donner à sentir,
c'est-à-dire à vivre ! Ce voyage m’a aidé à échapper à l’adolescence. A
faire en sorte qu’elle passe plus vite.
Le
fantastique, plus qu’un autre genre, exacerbe cela, peut-être parce que les
personnages rencontrant l’étrange sont toujours dans un état de fragilité
extrême.
J’ai
ensuite découvert les livres de Stephen King. Là aussi, j’ai eu la sensation de
vivre les histoires.
LLH : En quoi ces
livres ont-il eu une influence sur votre désir d'écrire ?
MC : Avec Maupassant, j’ai très vite compris que le fantastique,
outre le pouvoir de faire sentir, ne se résume pas aux histoires de fantômes.
En vérité, l’objet du fantastique n’est d’ailleurs pas du tout de parler de
monstres. Ce genre est un outil pour pousser les personnages dans leurs retranchements de façon plus profonde et violente que n’importe quelle
expérience. Voilà pourquoi il fait si peur. Les personnages de Maupassant et
Poe, par leurs étranges rencontres, frôlent les frontières de la folie. Ils
explorent les recoins les plus sombres de l’âme et tentent d’en revenir
indemnes. Ils n’y parviennent pas toujours.
Cela a clairement influencé mon premier ouvrage, « Une fois
ne compte pas ». J’y utilise le fantastique pour confronter mes
personnages à leurs propres contradictions. Tous portent au cœur une
mélancolie, un regret qui les empêche d’avancer : « Si je n’avais pas
laissé partir cette femme, je serais heureux aujourd’hui », « Si
j’étais plus jeune, tout serait plus simple », « Si j’étais seule au
monde », « si j’étais à la place de ma chef »…
Ah, vraiment ? Je les ai projetés dans cette vie fantasmée
pour voir s’ils s’en sortent mieux. L’une rajeunit, l’un retrouve la femme
qu’il a aimé, l’autre se réveille seule au monde et la quatrième prend la peau
de sa chef. Est-ce plus facile ? Est-ce vraiment mieux ? Le
fantastique permet d’explorer les réponses.
Mes romans suivant se sont ensuite éloignés de ce genre.
Probablement parce que mes interrogations sur la nature humaine ont elles aussi
évolué.
LLH : Quelles sont
vos dernières lectures coup de cœur ?
MC : Je sors de la lecture des « Carnets de l’incarnation »
de Nancy Huston. Dans ses essais, cette écrivain esquisse des réponses (réponses
n’est pas le bon mot : disons plutôt une forme de d’apaisement) aux
questions (questions n’est pas le bon mot non plus : disons plutôt le constat)
qui me hantent. A savoir, comment survivre aux contradictions torturant toute
personne qui, je crois, réfléchit un peu. Comment s’autoriser la légèreté
lorsque l’on a une idée assez précise de ce qu’est la nature humaine ?
Comment supporter les injonctions contradictoires faites en permanence aux
femmes dans nos sociétés (impératif de performance professionnelle, omniprésence
des publicités sexistes, déni du corps, surexposition du corps, tyrannie des
clichés sur la maternité…) ? Comment supporter l’inconsistance de l’homme,
partout, et sa haute capacité à se raconter des histoires ?
Nancy Huston réfléchit à tout cela avec une intelligence rare.
Ses écrits sont précieux. Ils m’ont réappris la joie. Ils m’ont libérée des
professeurs de désespoir.
Côté roman, j’ai dévoré les deux derniers livres de Haruki
Murakami et de Audur Ava Olafsdottir, respectivement « L’incolore Tsukuru
Tazaki et ses années de pèlerinage » et « L’exception ». Ses
deux auteurs, l’un Japonais, l’autre Islandaise, ont quelque chose en commun.
Leurs personnages sont en léger décalage. Etrangement familiers. Dans leur
roman, le quotidien est à la fois extrêmement banal et merveilleusement
poétique. Est-ce parce que le Japon et l’Islande sont des îles ?
Autre coup de cœur : « Vaste est la prison »,
« L’amour, la Fantasia », et « Femmes d’Alger dans leur
appartement ». Assia Djebar écrit comme personne sur l’Algérie, les
Algériennes, l’exil, la liberté, le vacillement intérieur qu’est l’appartenance
à deux cultures et deux langues. Son écriture est magnifique.
Biographie
Je suis née à Annecy.
J’ai grandi en enfant sauvage entre le lac et les montagnes, avant de rejoindre
Grenoble, puis Paris, pour mes études.
Après avoir envisagé
mille métiers, je suis devenue journaliste, l’une des professions permettant de
concilier goût pour l’écriture et questionnement permanent sur tout. Et
surtout, où aucun code vestimentaire ne contraint à porter tailleurs, costumes,
chemises ou tout vêtement exigeant l’usage hebdomadaire du fer à repasser (je
n’en ai pas utilisé depuis dix ans. Non, quinze ans).
Mes deux premiers romans,
« Une fois ne compte pas » et « L’enfant tombée des rêves »
sont parus chez Plon et Pocket. Le troisième, « Les enfants indociles »,
vient de paraître aux éditions rue Fromentin.
J’écris également pour le
magazine musical Longueur d’Ondes. Je ne peux pas vivre sans musique, ma muse première.
Outre les voyages et les livres, je nourris un amour immodéré pour les lacs,
les séries, les rencontres un peu étranges et le chocolat.
Encore un grand merci à Marie
Charrel pour sa gentillesse et sa disponibilité. Les roman de Marie, Les enfants
indociles, publié aux éditions Rue Fromentin et L'enfant tombée des rêves, publié aux éditions Plon, ont été chroniqués sur le
blog, en voici les liens : http://leslecturesduhibou.blogspot.fr/2016/05/les-enfants-indociles.html http://leslecturesduhibou.blogspot.fr/2014/04/lenfant-tombee-des-reves.html
J'adore cette auteure, et c'est une femme d'une grande gentillesse, oui ! Merci à vous deux !
RépondreSupprimer