Souvenirs de lecture 35 : Claire Barré
Nous avons tous de ces lectures
qui nous ont profondément touchées, qui sont comme des madeleines de
Proust : on se souvient d’où on était quand on les lisait, du temps qu’il
faisait. Il m’a semblé intéressant de savoir quelles lectures avaient marqué
les auteurs que nous lisons et en quoi elles avaient influencé leur désir
d’écrire. Aujourd’hui c’est Claire Barré qui me fait l’honneur de répondre à
mes questions. Je le remercie pour son temps précieux, sa gentillesse et
sa disponibilité.
LLH
: Quel livre lu dans
votre adolescence vous a le plus touché et pourquoi ?
CB : Mes premiers souvenirs de lecture remontent à l’enfance,
bien sûr. Mes parents me lisaient beaucoup d’histoires. Je me souviens que le
soir, mon père nous racontait, entre autres, les chapitres de romans d’Anne
McCaffrey, qu’il avait lus dans la journée. Avec mes sœurs, nous nous
installions sur le lit et écoutions, passionnées, tous ces récits peuplés de
dragons et de chevaliers.
Dès que j’ai appris à lire, je me suis mise à dévorer tout
ce qui me tombait sous la main. Par chance, chez moi, les étagères croulaient
sous les livres.
L’un des premiers romans qui a marqué ma préadolescence a
été « Le rouge et le noir » de Stendhal. J’étais en cinquième, je
crois, et l’avais commencé en début de soirée. L’histoire m’a tellement
happée que j’ai passé une nuit blanche (ma première) pour pouvoir la lire en
entier. Je me sentais presque héroïque, le lendemain, en arrivant en cours avec
les yeux cernés, le corps endolori de fatigue : un roman m’avait tenu en
éveil et avait réussi à chasser l’idée même de sommeil. Une nouvelle porte
s’ouvrait.
Ensuite, il y a eu la découverte de Dostoïevski.
« L’Idiot », entre autres, roman que j’ai lu un certain nombre de
fois et que je relis encore, de temps en temps.
Quant à savoir pourquoi un roman nous touche, nous
bouleverse, nous parle à ce point-là, nous nourrit en profondeur, ça continue à
me paraître bien mystérieux. C’est comme si la voix de l’auteur se connectait à
notre moi profond, nous parlait au creux du cœur, nous faisait rêver,
réfléchir, nous éveillait à nous-mêmes, tout en nous tendant un miroir de
« possibles ».
Il y a eu Tolstoï, aussi, Pouchkine, Tchekhov, Boulgakov
(Ah ! « Le Maître et Marguerite »…), Zola, Camus, Agatha
Christie, Edgar Poe, Orwell, Maupassant, Steinbeck, Huysmans, Sagan, Duras,
Aldous Huxley. « Le meilleur des mondes » a été un choc. Plus
intellectuel que purement émotionnel, peut-être, une autre manière d’aborder la
littérature. La mythologie grecque a été fondatrice, elle aussi. « Le
portrait de Dorian Gray », de Wilde, est resté une lecture inoubliable,
qui m’a touchée pour mille raisons et qui continue à m’accompagner. Même si,
aujourd’hui, je crois que mon texte préféré de Wilde est « De
profundis ».
Après, bien sûr, pour moi, il y a eu le bouleversement de la
découverte de la poésie. Je ne sais plus exactement dans quel ordre ça s’est
passé… Je me souviens d’un poème « J’aime l’araignée et j’aime
l’ortie » de Victor Hugo, appris au collège, qui m’avait touchée au cœur,
car l’auteur n’y parlait ni des jolies fleurs, ni des nuages qui passent, parce
qu’il était sombre, étrange et inquiétant. C’est peut-être ce poème qui, en
premier, a entrouvert la porte. Je m’y reconnaissais, je crois. Après, après,
que dire ? Roger Gilbert-Lecomte, un coup de foudre fulgurant pour ce
poète, « rencontré » dans les pages d’un Magazine Littéraire consacré
aux passions fatales. À travers lui, les connexions (neuronales ?) se sont
faites, comme des naissances d’astres : Daumal, bien entendu, mais aussi
tous leurs grands « phrères » en poésie : Baudelaire, Rimbaud,
Verlaine, Novalis, Rilke, Artaud, Michaux, Lautréamont, Nerval.
« Aurélia » est un roman que je relis souvent.
J’ai l’impression que je ne pourrai le comprendre parfaitement qu’au moment
exact qui précèdera (ou suivra ?) ma mort. Mais quand je réfléchis à tout
ça, j’ai du mal, malgré tout, à retrouver l’ordre des choses. Ai-je lu
« Une saison en enfer » et « Le spleen de Paris » avant de
lire Lecomte ? Je ne sais plus bien, mais ça n’a pas d’importance, ce qui
est sûr, c’est que chaque poète m’a aidée à découvrir et mieux lire les autres.
« La lettre du Voyant » de Rimbaud a été une révélation, elle aussi,
provoquant comme un déclic. J’aime les vers des poètes, bien sûr, mais j’aime
souvent, bien plus encore leurs proses. Elles éclairent leurs poèmes. Donnent
des clés. La poésie a profondément bouleversé ma manière de voir la vie. À 18
ans, je voulais devenir poétesse et aujourd’hui, encore, elle m’accompagne et
me pétrit, puisque deux de mes trois romans tournent autour de mon obsession
amoureuse pour les poètes et la poésie.
LLH : En quoi ces
livres ont-il eu une influence sur votre désir d'écrire ?
CB : L’influence de Dostoïevski est palpable, sans doute, dans
mon premier roman, « Ceci est mon sexe » : je me suis lancée
dans un récit fleuve, aux mille histoires croisées, avançant par digressions
successives. Les personnages y sont tous « hantés », en proie à des
questionnements métaphysiques, cherchant à trouver un sens à leur vie, mais se
noyant, souvent, en cours de route, s’égarant. Mais d’autres influences ont
pétri son écriture, des cinéastes, aussi, Lynch, Almodovar et Tarantino, bien
sûr. Je voulais, je crois, écrire un roman pop, un roman-testament, portant en
son sein la somme de toutes mes obsessions, incarnées dans des personnages hors
normes, hors piste, dévorés par des passions tour à tour destructrices et créatrices.
Et interroger, à travers ces destins croisés, la place de la femme et du
féminin sacré dans une société profondément patriarcale et désacralisante.
Quant à l’influence de la poésie, elle est assez visible
dans mes deux derniers romans. Dans « Baudelaire, le diable et moi »,
la narratrice (un double névrotique et fictionnel ?), une jeune femme,
persuadée de s’être trompée de siècle, passe un pacte avec le diable pour
pouvoir voyager dans le temps et rencontrer les poètes qu’elle adule.
Et « Phrères » raconte un épisode-clé de la
jeunesse de mes poètes chéris, Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal. C’est un
hommage au génie adolescent, à ces petits frères de Rimbaud qui cherchaient à
changer le monde et pensaient que les mots, leurs
mots, avaient ce pouvoir.
Après, il faut bien avouer que ce fameux « désir
d’écrire », de laisser une trace, de semer des mots qui fleuriront
ailleurs qu’en soi, à l’intérieur d’un(e) autre, reste assez mystérieux. C’est
un besoin, assez vital. Salah Stétié, un grand poète d’origine libanaise, a
écrit : « Je me suis jeté dans l’encrier pour échapper à la
noyade. »
C’est comme ça que j’appréhende l’écriture, je crois : un
acte, essentiel à mes yeux, qui me sauve de mille manières.
Pour finir, je citerai un autre poète, René Daumal :
« Il faut être deux pour faire un poème. Celui qui parle est le père,
celui qui écoute est la mère, le poème est leur enfant. Le poème qui n’est pas
écouté est une semence perdue. »
L’écriture me permet, je pense, d’engager des conversations
secrètes avec des lecteurs inconnus, de créer un lien avec eux, tout comme des
écrivains, vivants ou morts, en ont créés avec moi, m’aidant à mieux vivre. Je
vois leurs œuvres comme une sorte de fil d’Ariane qui permet d’avancer dans le
tortueux Labyrinthe de la vie.
LLH : Quelles sont
vos dernières lectures coups de coeur ?
CB : Autant, jeune, je lisais essentiellement des classiques, autant,
aujourd’hui, j’aime lire les auteurs vivants.
Mes coups de cœur de ces dernières semaines :
Un roman précieux, sorti tout dernièrement :
« Azyme » de Jean-Philippe de Tonnac, sur la femme qui prépara le
pain de la Cène. Bouleversant.
Un autre, de Monica Rattazzi, « Comme un poison entre
nous », un thriller psychologique haletant qui décortique le couple au
scalpel.
« Pietra viva » de Léonor de Récondo, très beau
récit sur Michel-Ange, qui m’a remuée.
Si vous aimez la littérature qui sort des sentiers battus, je
vous conseille aussi « Phi Prob » de Johann Zarka (aka Le mec de
l’underground).
Mes lectures en cours : le soir, je lis
« Autogénèse » d’Erwan Larher (que je viens de commencer et que je ne
lâche plus… Coup de cœur en vue, donc. Affaire à suivre.).
Le jour, je lis « Le roman de Boddah » d’Héloïse
Guay de Bellissen (que je ne lâche plus, non plus, d’autant qu’il nous plonge
dans l’histoire d’amour passionnelle de Kurt Cobain et Courtney Love).
Sinon, ma pile à lire ressemble à une succession de Tours de
Pise.
Et le coup de cœur surprise de l’an dernier : « L’homme
qui ment » de Marc Lavoine, un très beau roman, humaniste, drôle et
émouvant, que j’ai la chance d’adapter aujourd’hui avec lui pour le cinéma.
Biographie
Crédit photo : Astrid Di Crollalanza |
Depuis, toujours accompagnée de Stéphane Million, elle a
publié deux autres romans : « Baudelaire, le diable et moi »
(2015) et « Phrères » (2016), aux éditions Robert Laffont.
Côté cinéma, elle a reçu, en 2014, le Prix Sopadin du
meilleur scénariste, pour son scénario sur la femme d’Oscar Wilde (qui a été
mis en ondes pour France Culture, lu par Julie Gayet, Xavier Gallais et les
élèves du TNS), et elle travaille actuellement, entre autres, à l’écriture de
deux adaptations : « L’homme qui ment » de Marc Lavoine et
« Mon initiation chez les chamanes » de Corine Sombrun.
Encore un grand
merci à Claire Barré pour sa gentillesse et sa disponibilité. Le roman de
Claire, Baudelaire, le diable et moi, publié chez Rober Laffont a été chroniqué
récemment sur le blog, en voici le lien : http://leslecturesduhibou.blogspot.fr/2016/03/baudelaire-le-diable-et-moi.html
.
wouahh ! pire boulimique de livres que moi ! bravo, j'ai hâte de la lire, merci
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