mercredi 24 octobre 2018

Fais de moi la colère




Fais de moi la colère de Vincent Villeminot aux Éditions Les Escales



Fais de moi la colère est un roman à deux voix.

Ismaëlle est la fille d’un pêcheur du Lac Léman. Élevée seul par son père, elle porte en elle une profonde blessure. En venant au monde, elle a causé la mort de sa mère. Cette blessure est d’autant plus vive qu’elle-même porte la vie. Un jour, son père ne revient pas de la pêche. On retrouvera son corps quelques temps plus tard. Elle hérite de sa barque et se fait émanciper pour pouvoir prendre sa suite.

« Ce soir, assise sur l’herbe, sur le tertre, je pense à ça. Ma naissance. Ce baptême. Comme si pour vivre, j’avais dû lui emprunter son âme et son souffle, à ma mère, et même voler le cri, déchirant, que nous poussâmes ensemble. Presque ensemble.
 J’aurai peur, quand il viendra. Je serai terrifié. »

Ézéchiel est africain. Il est le fils de l’ogre, un dictateur qui servait ses opposants en dîner à ses convives pour mieux assurer son pouvoir. Il s’est installé sur les rives du Léman, côté suisse.

« Je suis un de ses fils sortir de vos cauchemars.
  J’ai l’air d’un géant, et la peau de sa nuit, ses membres démesurés, trop grands, pour saisir, ne plus jamais lâcher. Prendre et posséder. »

Le père d’Ismaëlle ne sera pas la seule victime du lac. Le Léman, jour après jour va se mettre à rejeter des cadavres. Les autorités sont impuissantes, ils ne parviennent pas à déterminer la cause de ce massacre.

Ézéchiel, lui, sait très bien ce qu’il se passe. La bête est là au fond du lac. Cette bête, il l’appelle Mammon. Il est bien décidé à lui faire rendre gorge. Ézéchiel est en mission pour expier les fautes de son père.

C’est dans ce contexte que les deux personnages vont se rencontrer, qu’il vont se reconnaître. Ils sont liés par cette même culpabilité, celle d’avoir tué leur mère en naissant. Leur histoire d’amour va naître sur ce charnier, de leur quête pour éliminer Mammon.

Porté par une prose poétique incantatoire, Fais de moi la colère est une roman allégorique qui fourmille de symboles et de références, bibliques, mythologiques, littéraires. Ismaëlle par exemple, doit son prénom au narrateur de Moby Dick, seul rescapé de la traque à la baleine blanche du roman de Melville.

Ce livre est typiquement de ceux qui suscitent des avis très tranchés. Soit on aime soit on déteste. Le style de Vincent Villeminot n’est pas facile d’accès, il peut rebuter au premier abord. Mais quel plaisir quand on se laisse porter, submerger, balloter par ses mots.

Fais de moi la colère restera pour moi l’un de mes coups de cœur de cette rentrée littéraire. Faites-vous votre avis. Pour ma part j’attends avec impatience le prochain roman de cet auteur.

« Mammon n’est pas dans l’eau, elle est dans chaque ventre. La Greed, l’avidité, se tord dans tous les reins. Qu’elle ordonne qu’on possède et chacun possédera. C’est en nous. Possédés. »


mardi 23 octobre 2018

Quand Dieu boxait en amateur




Quand Dieu boxait en amateur de Guy Boley aux éditions Grasset


« En Afrique, quand un vieillard meurt c’est une bibliothèque qui brûle » Amadou Hampâté Bâ.

Quand un père décède, pour ses enfants, c’est un monde qui s’éteint, celui de l’enfance.

Avec Quand Dieu boxait en amateur, Guy Boley rend un vibrant hommage à son père disparu. Mais qui était ce père ?

René, le père de l’auteur est né à Besançon, dans le même hôpital où il mourra, trois étages plus bas. Élevé seul par sa mère, veuve, René n’a qu’un ami, Pierrot. Ils sont inséparables. Leur territoire de jeux, c’est le dépôt ferroviaire, au milieu de locomotives en réparation et de wagons mis au rebut. Tous deux passent leur temps plongés dans les livres. René voue une passion au dictionnaire tandis que Pierrot est féru de mythologie. Ce goût pour les mots désespère la mère de René. Elle décide de le mettre à la boxe.

« Ça fait les hommes, la boxe, affirme sa mère. Tout comme la gnôle, les tranchées, l’enclume ou le pas de l’oie. C’est pour ça qu’elle l’a inscrit au club, afin qu’il entre, en costaud, dans le troupeau des mâles, qu’il accède à l’âge adulte en gentleman couillu. Sa plus grand peur est que son fils devienne quelqu’un d’efféminé. Elle sait que les gamins du quartier lui mettent parfois des baffes et que lui, indolent, ne répond jamais. Il faudrait qu’il sache faire la différence entre gentillesse et faiblesse. Mettons-le à la boxe, se dit-elle, ça lui apprendra, dans un premier temps sinon à frapper, du moins à esquiver. Le reste finira par suivre. »

Très tôt, René doit aller travailler. Il sera forgeron. Un salaire de plus ce n’est pas du luxe. Pierrot quant à lui a rencontré Dieu, il va au séminaire.

Adultes, malgré leurs trajectoires différentes, René et Pierrot restent inséparables. Même si René ne s’adresse plus à son ami qu’en l’appelant Monsieur l’Abbé. Pierrot passionné de théâtre décide d’offrir à René, devenu champion de France de boxe amateur, le rôle principale dans sa pièce de théâtre : La Passion de notre Seigneur Jésus Christ. Il sera Jésus pendant dix ans. Ce rôle accentuera encore le statut de star locale de René.

Qu’en est-il des relations entre René et son fils. Enfant, l’auteur admirait son père « ce héros », cet être virevoltant qui après le travail organisait des dîners opérette où il poussait la chansonnette accompagné de sa femme. Pour lui, Jésus c’est son père et chaque année lors de la représentation théâtrale, il souffre à la mort du Christ et revit quand il ressuscite. À l’adolescence et à l’âge adulte, l’admiration béate laisse la place au mépris.

« Il était pourtant beau, mon père, et ce jusqu’à la fin. J’aurais dû m’en souvenir quand il s’est mis à boire et à déchoir. Plutôt que de le mépriser. Ingérence d’Œdipe ou méfaits de mon propre alcoolisme, je ne parvenais plus à le voir autrement qu’en double et ne choisissais de lui que son mauvais côté. J’aurais dû rester, ou redevenir l’enfant aux yeux de braise, extasié et muet face au ring, à la scène ou la forge. J’aurais dû l’aider quand il fuyait de partout, ramasser sa couronne, sa ceinture, l’auréole, poser le tout en vrac sur sa tête de Roi, me mettre à ses genoux et réciter la liste de ses nombreux bienfaits. »

Quel bel hommage rendu à un fils par son père. Quand Dieu boxait en amateur est un superbe livre où saigne encore la blessure causée par cette distance qui s’était creusée entre l’auteur et son père. La style de Guy Boley est plein de sincérité, de force, de tendresse, parfois de cruauté. Pour paraphraser Mohamed Ali décrivant son style de boxe, ses mots volent comme le papillon et piquent comme l’abeille. Ils font mouche !

« Car c’était lui, mon père, qui fut tout à la fois mon premier homme, ma première parole, ma première étincelle et ma première aurore. »

Un grand merci à Guy Boley pour ce bouleversant moment de lecture. Merci aussi à Netgalley et aux éditions Grasset de m’avoir permis de découvrir ce bijou.

lundi 22 octobre 2018

La révolte



La révolte de Clara Dupont-Monod aux Éditions Stock


Le roman s’ouvre sur un entretien entre Aliénor et ses trois fils. Pour Henri, Richard Cœur de Lion et Geoffroy, le moment est d’importance, solennel. Aliénor est une femme éduquée, chose rare à l’époque, une femme de peu de mots. Elle respecte trop le verbe pour l’utiliser à tort et à travers, même avec ses enfants. La Duchesse d’Aquitaine et Reine d’Angleterre a une mission à leur confier : renverser leur père : Henri II Plantagenet.

Après dix-neuf ans de mariage, Aliénor est en colère. La parole d’Henri n’a pas été respectée. Elle devait rester maîtresse chez elle en Aquitaine, mais Henri ne lui laisse que des miettes.

« La colère de ma mère est d’une autre nature. Les trahisons l’ont grandie. D’élan, elle est devenue force. Elle a planté ses crocs si profond dans sa mémoire qu’elle est devenue caillou. La colère n’irrigue plus le corps, elle se concentre sur le cœur et sa fonction première : cogner pour respirer. Comme je voudrais avoir la même ! Elle fabrique des vengeances en forme d’honneur. Pour Aliénor, la haine est une colère qui vieillit bien. »

Malgré le soutien de son ex-mari, Louis VII, roi de France, la révolte tourne court. L’armée d’Aliénor est défaite et elle restera emprisonnée pendant quinze ans. Mais elle n’a pas dit son dernier mot. Dans ce grand jeu d’échecs qu’est la politique, elle place ses pions.

Clara Dupont-Monod nous présente Aliénor d’Aquitaine à travers les yeux et les mots de son fils, Richard Cœur de Lion. Il nous raconte une femme éduquée, intelligente, forte, froide. Une féministe avant l’heure. Une reine qui entend régner et ne pas limiter son rôle à celui d’une pourvoyeuse de territoires et d’incubatrice d’héritiers. Un personnage moderne qui a pesé sur le monde de son temps.

Aliénor, malgré la défaite, est une fine politique. Mécène avisée elle utilise les troubadours, les poètes de l’époque pour entretenir sa légende, pour que la flamme de la révolte ne s’éteigne pas.

« Nous réparerons. « Relève ce qui est détruit, conserve ce qui est debout. » Je n’ai pas renversé ton père, c’est vrai, mais j’ai gagné la guerre des mots. Il y a la prophétie dont je t’ai parlé. Mais d’autres textes portent ma trace. Les chansons, les poèmes, les livres que j’ai initiés ou inspirés sont les témoins de ma victoire. Mon armée, ma vraie, celle qui passe les siècles et ne plie devant personne, c’est la littérature. Le Plantagenêt peut bien roucouler avec Rosemonde, violer Aélis et enfermer sa femme… Les temps retiendront les pages que j’ai fait écrire. J’ai nourri, abrité, encouragé les poètes. Je leur ai commandé des histoires qui me survivront, comme on lâche un oiseau. On le perd de vue mais on sait qu’il traversera les pays. »

Je vous recommande fortement la lecture de ce passionnant roman qui met l’accent sur la psychologie d’Aliénor. Une femme de pouvoir en avance sur son temps. Un récit que j’ai dévoré tant j’ai été impressionné par la superbe plume de Clara Dupont-Monod.

« Voilà, Richard, pourquoi j’estime la foi et déteste la religion. La première grandit l’homme, la seconde l’affole. La foi est une valeur intime. Et l’intime, par définition, n’est pas une question collective. Il n’y a que la religion pour décider qu’une croyance personnelle, profonde et secrète, doit sortir du cœur et se muer en système de régence. L’hérésie, elle est là. Lorsqu’on décide qu’un sentiment deviendra texte de loi. Alors, seule la religion peut faire passer des atrocités pour des bienfaits. »