mardi 30 septembre 2014

Barbarie 2.0




Barbarie 2.0 d'Andrea H. Japp aux éditions Flammarion



   Partout, en France, au Canada, aux Etats Unis la criminalité explose. Les faits divers s'étalent à longueur de colonnes dans les journaux. Dans ce contexte Yann Lemadec, analyste à la Brigade d'Intervention Secondaire au Ministère de l'Intérieur, est chargé d'enquêter sur le meurtre d'un ancien avocat général. Son patron lui demande notamment d'axer son enquête sur la personnalité du  Professeur Alexandre Beaujeu, ancienne directrice du service neurologie d'un hôpital lyonnais.  En effet quelques années plus tôt, le fils du médecin avait été torturé et assassiné par une bande de jeunes car il était homosexuel. L'avocat général à l'époque ( celui qu'on venait d'assassiner) avait requis une peine minimale contre les agresseurs. Le patron de Yann est persuadé que le médecin a tué l'avocat général pour se venger. C'est quand il est convoqué le lendemain à la DCRI  La direction générale de la Sécurité Intérieure que Yann se rend compte que cette affaire est bien plus compliquée qu'il n'y paraît.


  Parallèlement à l'enquête de Yann, nous suivons la correspondance de deux jeunes apparemment malades qui se sont nommés Apollo et Artemis, d'après les divinités grecques et dont le contenu à de quoi surprendre. En effet les deux jeunes analysent l'un sur le continent américain, l''autre en Europe, les faits divers, les statistiques de la criminalité, décryptent et retranscrivent des conférences ayant pour thème l'homme et la violence. Chacun de leurs courriers se terminent par cette phrase :" L'automne est là et l'hiver arrive. Il durera." Phrase qui fait penser à ces slogans utilisés dans les secte. Quel rapport ont-ils avec l'affaire???


   Dans ce thriller Andrea Japp met en scène et analyse un monde ou la violence est presque devenue la règle, un comportement humain naturel mais poussé à son paroxysme dans notre société actuelle.


   "L'insondable sadisme humain le révoltait. Aucune espèce animale, hormis l'homme, n'en est capable. les animaux peuvent être féroces. Mais la férocité n'est jamais jouissive contrairement au sadisme. Il existe dans le véritable sadisme  une sorte d'esthétisme malsain, de délectation tordue de la souffrance d'autrui qui n'appartient qu'à l'homme."


  Dans ce roman très documenté, (même s'il ne s'agit que d'un roman le texte comporte de nombreuses notes en bas de page renvoyant à des articles de presses ou à des études scientifiques), Andrea H Japp nous montre un monde ou la volonté d'éradiquer la violence est quasi nulle voire même où elle est érigée en système pour le profit financier ou le pouvoir de quelques uns.

   "La barbarie 2.0 , la déferlante du sadisme à l'humaine. Toutes les conditions sont réunies. Notre trop grand nombre sur cette planète, nos haines des autres savamment orchestrées, les dysfonctionnement du cerveau engendrés par des carences, des pollutions, aggravés par les drogues, sans oublier une anesthésie générale des populations  à qui l 'on repourvue du pain et des jeux  pour qu'elles ne voient rien venir, tant qu'elles peuvent payer. Les agneaux seront égorgés, seuls les fauves survivront. Les pires des fauves. L'automne est là et l'hiver arrive. Il durera."


  Barbarie est un thriller passionnant, un thriller qui fait réfléchir, un livre très documenté qui fait froid dans le dos. Le seul bémol que j'apporterais à ce roman très efficace est la pléthore de documentation qui peut parfois rendre la lecture un peu pénible. Mis à part cela, un très bon moment de lecture.

Sukkwan Island




Sukkwan Island de David Vann aux éditions Gallmeister




   Jim a acheté une île en Alaska, une île sur laquelle a été construite une cabane, à part ça l'île est déserte, occupée par la forêt. Le projet de Jim, dentiste revenu de tout, divorcé deux fois, s'y installer avec Roy son fils de treize ans, pendant un an. Un an pour retrouver son fils qu'il avait eu de son premier mariage, mais surtout pour se retrouver lui.


  C'est un homme instable qui s'installe avec son fils sur cette île pour vivre ni plus ni moins comme les trappeurs. Un homme qui se pose des questions sur sa vie, sur son passé d'homme à femmes qu'il regrette. Il veut s'amender renouer contact avec son fils, en communion avec  la nature. Mais la tension est palpable entre cet homme qui semble incapable de se tenir à une décision, incapable de finir ce qu'il a commencé en prévision du rude hiver qui les attend, et son fils venu presque à contre-coeur pour faire plaisir à son père qu'il sait fragile. Un père qui le jour paraît sûr de lui et passe ses nuits à pleurer.

   "Ses sanglots repartaient de plus belle, mi-pleurs, mi-cris. Ils pouvaient se déclencher n'importe quand , ils avaient une volonté propre, et si pleurer était censé soulager, ce n'était pas le cas pour lui. C'étaient des sanglots terrible, de ceux qui blessent  et qui transforment tout en une épreuve de plus en plus insupportable, et s'ils lui faisaient passer le temps, ils semblaient à chaque fois ne plus vouloir s'arrêter."

   Au fur et à mesure que l'histoire avance un  terrible huis-clos s'installe entre le père son fils. Un huis clos amplifié par cette nature qui isole, qui étouffe, qui effraie. Une nature qui catalyse, qui met en exergue le caractère des hommes, leurs peurs, leurs insuffisances, leurs fragilités.


   "A travers la ramure des arbres, il aperçut quelques étoiles pâles, mais bien plus tard, après que le ciel se fut découvert. Il avait froid  et il frissonnait, son coeur battait toujours, la peur s'était ancrée plus profond, s'était muée en une sensation de malédiction, il ne retrouverait jamais la route vers la sécurité, ne courrait jamais assez vite pour s'échapper. La forêt était horriblement bruyante, elle masquait même son propre pouls. Des branches se brisaient , chaque brindille, chaque feuille se mouvait  dans la brise, des choses couraient en tous sens  dans le sous bois, des craquements bien plus lourds aussi, un peu plus loin, sans qu'il sache vraiment s'il les avait entendus ou imaginés. L'air de la forêt était épais et lourd, il se fondait dans l'obscurité comme s'ils ne faisaient qu'un et se ruait sur lui de tous côtés.
   J'ai ressenti cette peur tout ma vie  pensa-t-il. C'est ce que je suis."


   Sukkwan Island est un roman noir, lourd, pesant, on se sent étouffé autant  par cette forêt omniprésente que par cette tension psychologique entre les personnages. Un roman si noir qu'on a par moments envie de le poser, de l'abandonner, mais l'auteur réussi ce tour de force de rendre son texte si fascinant, qu'on ne peut plus le lâcher une fois commencé. A lire absolument même s'il faut parfois s'accrocher.


Toute ressemblance avec le père




Toute ressemblance avec le père de Franck Courtès aux éditions J.C. Lattès




    Le roman s'ouvre sur un accident. Un accident fatal, suivi d'un délit de fuite. Un accident qui va bouleverser le cours de la vie de toute une famille. Mathis, le narrateur, Vinciane sa soeur, et Mireille leur mère, vont tous vivre différemment la disparition de leur père et mari. Ils vont tous différemment essayer de se soustraire à l'emprise de se fantôme paternel. Un père pourtant pas très présent et volage, idéalisé en quelque sorte par cet accident mortel.


   Mireille la mère se réfugie dans le souvenir de son mari. Même sa façon de refaire sa vie semble dictée par le fantôme de son défunt époux, une tentative vouée à l'échec tant l'aura de Jacques est écrasante. Vinciane, elle, va fuir, le plus loin possible, en Amérique du Sud, elle devient archéologue pour échapper au fantôme de son père. Mathis, lui, qui ressemble physiquement à son père, va essayer de copier ce modèle qu'on lui donne et qui l'emprisonne, ce modèle d'homme à femmes.


"De me trouver gosse en tout, ma mère et ma soeur me poussaient à piller dans mes souvenirs ce que j'avais aperçu de la virilité de mon père. Ma silhouette, mes yeux , mon sourire, mes expressions rappelaient les siens, on ne cessait de dire que tout me venait de lui. Il me volait tout au final, mon père éteint, pas si disparu que ça."


   Dans ce roman il est question de deuil, mais aussi d'identité, comment se définir soi, quand on vit dans l'ombre d'un disparu si envahissant. C'est à tout ce travail de deuil, d'assassinat psychologique de l'image du père que nous assistons dans ce roman. Mathis va petit à petit se détacher de l'image du père, l'enterrer, se trouver enfin, notamment grâce au contact avec la nature. Une nature très présente dans le roman, un nature qui va jouer le rôle de révélateur, comme ces produits chimiques qui permettent à la image d'apparaître sur la photo au moment du développement. 


  "J'ai ôté mes vêtements, un à un et les ai pliés sur une pierre. Assis nu sur le doux fond de sable, j'ai bu l'eau qui arrivait à la hauteur de ma bouche et pissé en même temps dans le courant. La vie et l'au-delà coexistaient. Tout était là autour de nous, en nous. A quoi bon les prières, me suis-je dit, en regardant les reflets du ciel dans l'onde du courant, tout était déjà exaucé. J'ai dit merci."


  Avec Toute ressemblance avec le père, Franck Courtès signe un roman tendre et attachant sur la quête d'identité et le deuil, un premier roman très prometteur après l'excellent recueil de nouvelles Autorisation de pratiquer la course à pieds. Un auteur à suivre. Rendez-vous est pris avec son prochain livre.



dimanche 21 septembre 2014

On ne voyait que le bonheur




On ne voyait que le bonheur de Grégoire Delacourt aux éditions J.C. Lattès






    Antoine est expert en assurances, il passe son temps à traquer les fraudes dans les déclarations aux assurances, il est payé pour rembourser le moins possible. Il pense la vie en sommes et très vite, en  vient à  évaluer la vie d'une homme. Il a deux enfants, Joséphine et Léon, Nathalie leur maman est partie. Antoine se débat seul entre son métier, un père atteint d'un cancer en phase terminale et une soeur qui ne prononce qu'un mot sur deux. Antoine,  le narrateur raconte son histoire à son fils Léon.


   L' histoire d'Antoine est marquée par le manque d'amour, l'abandon de sa mère d'abord puis de sa femme par la suite, et par la lâcheté, celle de son père qui est toujours resté en retrait, qui n'a jamais rien fait pour recoller les  morceaux d'une famille brisée par un drame. Une lâcheté et un manque d'amour qui semblent se transmettre de génération en génération dans la famille, puisque Antoine en digne successeur de son père n'a pas su avoir le courage nécessaire pour sauver son couple et préserver ses enfants. La vie d'Antoine est une lente chute, les manques de son enfance semblent devoir le mener inéluctablement à la folie. Une longue chute qui pour Antoine est l'image même de la vie.

   "Alors on attend un ange, bienveillant, qui se penchera sur vous, qui vous sauvera. Mais les anges ne viennent pas . Les hommes ne se relèvent jamais , c'est ce qui les rend touchants. Ils tombent toujours, avec plus ou moins de distinction ; leurs bras se tendent , leurs mains s'agrippent au vide de leurs illusions, leurs ongles se cassent. La vie n'est qu'une longue chute."


  Avec On ne voyait que le bonheur, Grégoire Delacourt signe à mon humble avis son roman le plus abouti, le plus personnel. Un roman qui explore les conséquences du manque d'amour, ou du manque d'expression de l'amour dans la famille, des lâchetés des parents qui provoquent de graves séquelles dans la vie de leurs enfants, dans la vie des adultes qu'ils seront plus tard.  Une sorte de maltraitance souvent involontaire qui peut se transmettre de génération en génération dans l'ADN familial jusqu'à ce que quelqu'un ait le courage de briser, le moule, de soi- même ou par une rencontre. Un roman dur âpre, violent parfois, mais un roman au final plein d'espoir, rien n'est inéluctable, on peut briser la spirale infernale. Un roman au style rythmé, proche du langage parlé que le père utilise pour raconter l'histoire de la famille à son fils, un style plein d'émotion.

   "Il veut grandir vite et je lui conseille de prendre son temps, je lui rappelle que l'enfance est une chance . Un pays sans guerre. je veux y croire pour lui, comme j'avais voulu y croire pour Joséphine et pour Léon, même si je sais que l'enfance  peut être un immense champs de ruines. Quand tu es petit , les étoiles sont plus éloignées, et les rêves plus grands. Tu dois sauter pour attraper une pomme à un arbre, arracher quelques cerises. Tu as mille victoires."



samedi 20 septembre 2014

Une semaine dans la vie de Stephen King




Une semaine dans la vie de Stephen King d'Alexandra Varrin aux éditions Léo Scheer


    Du 12 au 16 novembre 2013 Stephen King a débarqué à Paris pour une petite semaine de promotion de son livre Docteur Sleep. Cet événement a soulevé l'enthousiasme de tout ce que l'Europe compte de fans du Maître. Alexandra Varrrin, fan depuis sa plus tendre enfance de l'oeuvre de Stephen King était là. A force d'abnégation, de persuasion, de harcèlement elle a réussi le tour de force d'être présente à chaque apparition publique de l'auteur et même à participer à une émission de radio avec lui. A le rencontrer.


    Petite fille perdue, laissée à l'abandon par une mère absente, de père inconnu, elle est confiée à la férule de ces grands-parents. Avec son grand-père elle apprend à lire dès l'âge de deux ans et demie. Puis à dix ans, elle découvre Stephen King dont l'oeuvre va être  une véritable révélation.

   "Aujourd'hui je saisis ce besoin inexprimable de remonter à ses racines, de comprendre d'où l'on vient et ce qu'on fout là exactement. La seule différence entre le reste du monde et moi, c'est que mes racines ne sont pas solidement ancrées dans la terre ; elles sont tournées vers le haut, reliées directement à l'imaginaire d'un Américain de soixante-six ans à qui je dois plus de la moitié de ce que je suis - et ça va bien au-delà de ma passion pour la lecture et l'écriture.
"

  La jeune Alexandra va tomber sous le charme de l'oeuvre de King à tel point, qu'au collège, marquée par la lecture du Fléau, elle va tenter brièvement de lui écrire une suite, projet rapidement avorté mais qui lui fera aborder l'écriture qu'elle n'abandonnera plus jamais.

   "Les quelques deux cents livres de lui que je possède, en français et en anglais, ne sont jamais  que des portails qui me permettent d'accéder à ce monde que j'ai fait mien."


   Bien plus qu'un livre de fan, ce livre nous montre à quel point Alexandra Varrin s'est construite en tant que personne d'abord puis en tant qu'auteure par le lecture de l'oeuvre de Stephen King . Un auteur qui l'a aidé à grandir à se situer dans le monde. Un livre passionnant sur la place que peut avoir la lecture puis l'écriture dans une vie. Un livre que même des lecteurs qui ne connaissent pas l'oeuvre du Maître pourront apprécier. Un livre qui m'a donné envie de me replonger dans l'oeuvre de King mais aussi de découvrir les autres livres d'Alexandra Varrin.


   "Je ne veux pas que les livres soient un business, je ne veux pas qu'écrire revienne à calculer, choisir des ficelles sur lesquelles tirer pour provoquer des émotions chez les lecteurs, je ne veux pas discuter avec des personnes qui n'ont aimé des textes que pour la syntaxe, le style ou le vocabulaire. Je ne veux pas que la réflexion  l'emporte sur l'émotion ; c'est déjà le cas dans tous les autres domaines  alors, s'il vous plaît, laissez les livres tranquilles : ce sont les derniers bastions de la magie."


Louise




Louise de Julie Gouazé aux éditions Léo Scheer





    Louise a 18ans elle vit avec ses parents, Roger et Marie. Elle a une grande soeur, Alice, plus âgée qu'elle de quatorze ans.  Louise se prépare a passer le bac de philo. Louise a toujours idolâtré sa grande soeur, qui n'a pas été une petite mère pour elle mais plutôt une confidente, un modèle. Et là, juste avant le bac Alice rentre à la maison, Alice ne va pas bien, Alice est alcoolique.


   "L'épreuve de philo, c'est demain. Et sa mère donne la becquée à sa grande soeur. Alice boit. Alice est alcoolique. La philo c'est demain. Le sujet  :"Une passion sans illusion est-elle possible?" Louise n'a pas croisé le regard d'Alice ce soir-là. La philo c'est demain. Et Louise pleure. Qui est cette femme aux yeux creusés, aux cernes noirs et au pauvre sourire? Où est Alice? Rendez-lui Alice!"


   Toute la vie de la famille est suspendu à la santé d'Alice entre amélioration et rechute surtout qu'Alice a un enfant, le petit Jean. Louise va devoir se construire dans cette atmosphère pesante. Elle fera ces expériences entre jalousie envers d'une soeur qui attire toute l'attention et culpabilité, elle essaiera de garder la tête hors de l'eau, pour elle mais aussi pour sa soeur, pour sa famille.


   "Louise va bien. C'est un principe de base. Une loi fondamentale. Alice est enfermée, Jean est perdu, Marie et Roger ont pris quinze ans dans la figure. Ne vous inquiétez pas , il en faut plus pour entamer Louise! Elle est forte. C'est un soleil et le soleil ne s'éteint pas . Même la fée Clochette se remet à briller quand on recommence à croire en elle."


  Louise ne va pas bien elle non plus mais personne ne le voit, tout le monde se focalise sur la maladie de sa soeur. Avec ce premier roman prometteur, Julie Gouazé nous présente le personnage d'une jeune fille qui va se débattre seule avec la vie dans l'ombre de la maladie de sa soeur, qui va devoir gérer seule ses propres problèmes pour ne pas gêner la guérison de sa soeur. Un roman poignant servi par un plume aiguisée, des phrases brèves, des phrases coup de poing, un rythme soutenu. Louise est un personnage très attachant. Un roman très prometteur.


   "Un jour, Louise a su. Son bébé dans les bras, elle a compris qu'elle avait déjà accouché une fois. Pour laisser la place à Merlin, elle a dû éjecter cette part d'enfance qui l'empêchait d'enfanter. Elle a dû expulser la petite Louise qui l'empêchait de grandir. Elle était trop grosse, si bien accrochée.  L'accouchement a duré plusieurs mois. Il a été long et douloureux. Mais maintenant c'est fait. Ce bébé ne peut plus revenir. Il a grandi d'un coup dès qu'il est sorti de son ventre. Ou il est retourné là où il était avant . Dans la mémoire et le passé."

vendredi 19 septembre 2014

Le dernier gardien d'Ellis Island



Le dernier gardien d'Ellis Island de Gaëlle Josse aux éditions Notblilia



   Le centre d'immigration d'Ellis Island est vide. Nous sommes en 1954. Dans neuf jours c'est la fermeture. John Mitchell reste seul sur cette île, son île. Il doit rendre les clés à l'administration dans neuf jours. Il en profite pour coucher sur le papier ses souvenirs, les souvenirs de ce centre dont il est la mémoire. Il se souvient de son travail, exigent, dur mais qui correspondait à son caractère austère, et renfermé, il se souvient du destin de ces gens qu'il a eu entre ses mains. Il écrit dans son carnet la vie du centre, la sienne, si intimement mêlées.


   Dans ce roman captivant Gaëlle Josse à travers l'histoire de John Mitchell, nous parle de tous ces immigrants fuyant la pauvreté, la dictature, la torture, venus cherché un monde meilleur, un avenir, un espoir, un eldorado. Tous ces gens étaient accueillis à Ellis Island, triés, parqués en attendant une décision, qui bien souvent était une décision de vie ou de mort. Allait-on leur ouvrir la "Porte d'Or", leur laisser vivre leur rêve  à tous ces pauvres gens fuyant un monde qui ne voulait plus d'eux, ou qu'ils ne pouvaient plus supporter.


   "Rester, partir. Ils avaient le choix entre la misère assurée et un possible destin aussi prodigieux que féérique. Il leur fallait décider  de rester parmi les leurs, sur la terre qu'ils avaient travaillée, celle des générations qui les avaient précédés, ou accepter de quitter tout ce qui constituait leur actuelle existence."

   "Qu'emporte-t-on dans l'exil. Si peu, et tant d'essentiel. Le souvenir de quelques musiques, le goût de certaines nourritures, des façons de prier ou de saluer ses voisins. Parfois un accordéon ou une guitare se joignait au piano, on entendait jouer tard dans la nuit, comme si les immigrants parvenaient à faire ressurgir, dans ces moments là, pour quelques heures fugitives, des fragments de leurs terres natales."


   Dan ce roman Gaëlle Josse nous raconte l'histoire de John Mitchell, celle d'Ellis Island si intimement mêlées qu'elles sont indissociables, John Mitchell ne pouvant s'éloigner de son  île à la fois son sanctuaire et sa prison. Elle nous raconte l'histoire de l'évolution d'un homme, de sa prise de conscience, au fur et à mesure de ses rencontres, de ses deux histoires d'amour,  du caractère profondément injuste de sa tâche. Ce carnet qu'il écrit pendant ses neuf derniers jours c'est tout à  la fois un recueil de souvenirs, mais surtout un examen de conscience. Un superbe roman passionnant et émouvant, une plume poétique émouvante, pleine d'humanité. Un gros coup de coeur.

 
   "L'épisode vécu avec l'écrivain hongrois Giorgy Kovàcs et son épouse Esther m'a fait réaliser, bien des années plus tard, mais avec une dureté qui me fait encore mal aujourd'hui que les martyrs sont toujours du côté de l'esprit, les coupables du côté de la force, et que l'Histoire demeure le seul juge."



   

dimanche 7 septembre 2014

Une vie à soi



Une vie à soi de Laurence Tardieu aux éditions Flammarion



   L'auteure est perdue dans sa vie, perdue dans son métier par lequel elle vit tant financièrement que moralement. Elle ne parvient plus à écrire. Un après-midi errant sans but dans les rues de Paris, elle rentre au  musée du Jeu de Paume où elle a des souvenirs de petite fille avec ses parents. Dans ce musée se tient une exposition des photographies de Diane Arbus, photographe décédée une il y a une quarantaine d'année. C'et LA rencontre. Une rencontre qui n'aurait pu jamais se faire mais qui va changer sa vie. Lui rendre sa vie.

   "A quoi ma rencontre avec Diane Arbus a-t-elle tenu? A rien, à la lumière et à la solitude de ce jour d'automne, au souvenir du musée du Jeu de Paume avec mes parents. A rien. J'en ai rétrospectivement le vertige. Car il y a des rencontres qui sauvent, elles vous saisissent au corps, elles vous soulèvent du sol auquel vous êtes englué, elles vous font passer de la nuit à la lumière."


Bouleversée par cette exposition, par l'émotion ressentie à la vue des photos de l'artiste, Laurence Tardieu va faire des recherches sur cette photographe, va devenir obsédée, hantée par cette femme et par les parallèles entre leur deux vies à quarante ans d'écart. En se plongeant dans la vie de Diane Arbus c'est dans sa propre vie que l'auteure s'immerge. Des souvenirs enfouis lui reviennent. Comme Diane Arbus, Laurence Tardieu se construit grâce à l'écriture, apprend à se connaître grâce à l'écriture, cette écriture qui la fuit.


   " Les mots s'écrivaient, je les découvrais. C'était celle que j'étais qui commençait à s'écrire, et que je reconnaissais enfin. C'était celle que j'étais qui commençait à exister. J'avançais vers des territoires interdits : ceux situés de l'autre côté des convenances, des masques, des décors parfaits. J'avançais mot après mot vers le vivant."

Cette écriture vitale, nécessaire à son équilibre mental :

   "A chaque livre je retrouvais sans le savoir la chambre de mon enfance. Je descendais en moi, j'allais à la rencontre de tout ce que je ne savais pas nommer. Aujourd'hui, je descends encore, je descends, je rencontre ma douleur, ma folie, ma peur, ma violence, ma joie, ma petitesse, ma force, ma précarité, ma difformité, mon enfance, ma vieillesse, mon langage, mon impudeur, mon envie de vivre, mon envie d'en finir, je rencontre celle que je suis en mille morceaux et j'essaie chaque fois de nommer, pour ne pas demeurer engloutie dans mes propres fonds."

Cette rencontre par delà, le temps, par delà l'espace avec Diane Arbus, une rencontre presque physique va rendre à l'auteure ce qui manquait à sa vie, ce qui faisait sa vie : l'écriture.


  Une vie à soi est de ces livres dont plus on arrive vers la fin plus on ralentit le rythme de lecture pour ne pas le refermer. Ce livre sur l'écriture et la vie, sur la vie par l'écriture, la vie pour l'écriture, sur ces rapports vitaux, entre l'artiste est son oeuvre m'accompagnera longtemps. Laurence Tardieu votre livre est de ceux vers lesquels on revient pour s'y replonger régulièrement tant ils est riche en vie et en émotions. Un livre au style à fleur de peau bien au delà d'un simple coup de coeur ce qui a rendu cette chronique bien difficile à écrire.