samedi 28 mai 2016

Souvenirs de lecture 38 : Marie Charrel



Souvenirs de lecture 38 : Marie Charrel



Nous avons tous de ces lectures qui nous ont profondément touchées, qui sont comme des madeleines de Proust : on se souvient d’où on était quand on les lisait, du temps qu’il faisait. Il m’a semblé intéressant de savoir quelles lectures avaient marqué les auteurs que nous lisons et en quoi elles avaient influencé leur désir d’écrire. Aujourd’hui c’est Marie Charrel qui me fait l’honneur de répondre à mes questions. Je la remercie pour son temps précieux, sa gentillesse et sa disponibilité.



LLH : Quels livres lus dans votre adolescence vous ont le plus touchée et pourquoi ?

MC : Ils sont si nombreux ! J’étais une adolescente étrange et solitaire. Les livres étaient un refuge. Je me cachais au CDI du collège pour lire en paix. Je détestais rester dehors pendant la récréation : je faisais partie des souffre-douleur.
Un jour, j’ai découvert « Le Horla », de Maupassant. C’est, je crois, la première lecture qui m’a laissé un souvenir extrêmement fort. Indélébile. J’étais en sixième. Très vite, j’ai enchaîné avec les « Histoires extraordinaires » d’Edgar Poe. Dans mon esprit, les nouvelles de Maupassant et de Poe ont d’ailleurs tendance à se mélanger. Elles ont imprimé quelque chose en moi, au sens où, pour la première fois, la littérature s’est associée à des impressions sensorielles très fortes. Des sensations physiques. Comment le décrire ?
Dans « Apparition », par exemple, Maupassant raconte l’histoire d’un homme s’aventurant dans un château abandonné, où il doit récupérer des papiers pour un ami. Il y rencontre le fantôme d’une femme. Celle-ci lui tend une brosse et demande de la coiffer. Paralysé par la peur, l’homme accepte. De retour chez lui, il tente de se persuader qu’il a halluciné, probablement à cause de quelques poussières traînant par là. Jusqu'à ce qu’il retrouve un long cheveux noir coincé dans l’un des boutons de sa veste.
Cela m’a bouleversé. Moi, lectrice, j’ai senti le cheveu sous mes doigts, comme longtemps, j’ai senti un Horla peser sur ma poitrine la nuit. Ce fut une révélation : les livres peuvent faire cela, ils peuvent donner à sentir, c'est-à-dire à vivre ! Ce voyage m’a aidé à échapper à l’adolescence. A faire en sorte qu’elle passe plus vite.
Le fantastique, plus qu’un autre genre, exacerbe cela, peut-être parce que les personnages rencontrant l’étrange sont toujours dans un état de fragilité extrême.
J’ai ensuite découvert les livres de Stephen King. Là aussi, j’ai eu la sensation de vivre les histoires.

LLH : En quoi ces livres ont-il eu une influence sur votre désir d'écrire ?

MC : Avec Maupassant, j’ai très vite compris que le fantastique, outre le pouvoir de faire sentir, ne se résume pas aux histoires de fantômes. En vérité, l’objet du fantastique n’est d’ailleurs pas du tout de parler de monstres. Ce genre est un outil pour pousser les personnages dans leurs retranchements de façon plus profonde et violente que n’importe quelle expérience. Voilà pourquoi il fait si peur. Les personnages de Maupassant et Poe, par leurs étranges rencontres, frôlent les frontières de la folie. Ils explorent les recoins les plus sombres de l’âme et tentent d’en revenir indemnes. Ils n’y parviennent pas toujours.
Cela a clairement influencé mon premier ouvrage, « Une fois ne compte pas ». J’y utilise le fantastique pour confronter mes personnages à leurs propres contradictions. Tous portent au cœur une mélancolie, un regret qui les empêche d’avancer : « Si je n’avais pas laissé partir cette femme, je serais heureux aujourd’hui », « Si j’étais plus jeune, tout serait plus simple », « Si j’étais seule au monde », « si j’étais à la place de ma chef »…
Ah, vraiment ? Je les ai projetés dans cette vie fantasmée pour voir s’ils s’en sortent mieux. L’une rajeunit, l’un retrouve la femme qu’il a aimé, l’autre se réveille seule au monde et la quatrième prend la peau de sa chef. Est-ce plus facile ? Est-ce vraiment mieux ? Le fantastique permet d’explorer les réponses.
Mes romans suivant se sont ensuite éloignés de ce genre. Probablement parce que mes interrogations sur la nature humaine ont elles aussi évolué.

LLH : Quelles sont vos dernières lectures coup de cœur ?


MC : Je sors de la lecture des « Carnets de l’incarnation » de Nancy Huston. Dans ses essais, cette écrivain esquisse des réponses (réponses n’est pas le bon mot : disons plutôt une forme de d’apaisement) aux questions (questions n’est pas le bon mot non plus : disons plutôt le constat) qui me hantent. A savoir, comment survivre aux contradictions torturant toute personne qui, je crois, réfléchit un peu. Comment s’autoriser la légèreté lorsque l’on a une idée assez précise de ce qu’est la nature humaine ? Comment supporter les injonctions contradictoires faites en permanence aux femmes dans nos sociétés (impératif de performance professionnelle, omniprésence des publicités sexistes, déni du corps, surexposition du corps, tyrannie des clichés sur la maternité…) ? Comment supporter l’inconsistance de l’homme, partout, et sa haute capacité à se raconter des histoires ?
Nancy Huston réfléchit à tout cela avec une intelligence rare. Ses écrits sont précieux. Ils m’ont réappris la joie. Ils m’ont libérée des professeurs de désespoir.
Côté roman, j’ai dévoré les deux derniers livres de Haruki Murakami et de Audur Ava Olafsdottir, respectivement « L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage » et « L’exception ». Ses deux auteurs, l’un Japonais, l’autre Islandaise, ont quelque chose en commun. Leurs personnages sont en léger décalage. Etrangement familiers. Dans leur roman, le quotidien est à la fois extrêmement banal et merveilleusement poétique. Est-ce parce que le Japon et l’Islande sont des îles ?
Autre coup de cœur : « Vaste est la prison », « L’amour, la Fantasia », et « Femmes d’Alger dans leur appartement ». Assia Djebar écrit comme personne sur l’Algérie, les Algériennes, l’exil, la liberté, le vacillement intérieur qu’est l’appartenance à deux cultures et deux langues. Son écriture est magnifique.

Biographie

Je suis née à Annecy. J’ai grandi en enfant sauvage entre le lac et les montagnes, avant de rejoindre Grenoble, puis Paris, pour mes études.
Après avoir envisagé mille métiers, je suis devenue journaliste, l’une des professions permettant de concilier goût pour l’écriture et questionnement permanent sur tout. Et surtout, où aucun code vestimentaire ne contraint à porter tailleurs, costumes, chemises ou tout vêtement exigeant l’usage hebdomadaire du fer à repasser (je n’en ai pas utilisé depuis dix ans. Non, quinze ans).
Mes deux premiers romans, « Une fois ne compte pas » et « L’enfant tombée des rêves » sont parus chez Plon et Pocket. Le troisième, « Les enfants indociles », vient de paraître aux éditions rue Fromentin.
J’écris également pour le magazine musical Longueur d’Ondes. Je ne peux pas vivre sans musique, ma muse première. Outre les voyages et les livres, je nourris un amour immodéré pour les lacs, les séries, les rencontres un peu étranges et le chocolat.




Encore un grand merci à Marie Charrel pour sa gentillesse et sa disponibilité. Les roman de Marie, Les enfants indociles, publié aux éditions Rue Fromentin et L'enfant tombée des rêves, publié aux éditions Plon, ont été chroniqués  sur le blog, en voici les liens : http://leslecturesduhibou.blogspot.fr/2016/05/les-enfants-indociles.html http://leslecturesduhibou.blogspot.fr/2014/04/lenfant-tombee-des-reves.html



1 commentaire:

  1. J'adore cette auteure, et c'est une femme d'une grande gentillesse, oui ! Merci à vous deux !

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