vendredi 14 décembre 2018

Naissance d'un Goncourt




Naissance d’un Goncourt de Yann Queffélec aux Éditions Calmann-Lévy


À quoi tient le destin ?

Yann Queffélec a vingt-huit ans quand il décide d’embarquer avec deux amis pour un tour du monde à la voile au départ de Groix. Après soixante-douze heures de navigation, les ennuis s’accumulent. Panne moteur. Qui dit plus de moteur, dit plus d’électricité donc plus d’instruments. Cap sur La Corogne pour réparation. C’est alors que la tempête se lève. Le voilier est balloté, chahuté. Enfin la terre. Pas celle qui était prévue, Belle-Ile. À une quarantaine de kilomètres à vol d’oiseau de Groix. Le bateau atterrit plus qu’il n’accoste sur le quai. Alors qu’il est en train de l’amarrer, on tape sur l’épaule Yann. Une voix sortant de la brume lui dit : « Toi, chéri, tu as une gueule d’écrivain ».

Cette voix, c’est celle de Françoise Verny, éditrice qui fait la pluie et le beau temps dans le milieu littéraire des années quatre-vingt. Après avoir travaillé chez Grasset, elle officie maintenant chez Gallimard. Rendez-vous est pris le lendemain soir pour un dîner.

Lors de ce dîner surréaliste, Yann finit par promettre des pages à Françoise. Car oui, Yann écrit. Rien de probant jusque là, des romans inachevés, des bribes de textes éparses. Maintenant, il faut qu’il se mette sérieusement au travail.

« On a tellement de choses à se dire, Françoise et moi, et c’est moi qui les dis toutes, qui parle jusqu’au matin, promets des pages et des pages, un roman qui touche à son point final, un roman sur… Un roman sur quoi ? Je n’en sais rien, moi. C’est le roman qui dit ce qu’il est, pas l’auteur. L’auteur se contente de l’écrire ou d’affirmer qu’il l’écrit jour et nuit, sur son bateau, dans les estuaires et dans les îles, qu’il en voit le bout. »

Naissance d’un Goncourt nous raconte la rencontre de Yann Queffélec avec Françoise Verny, une rencontre qui va changer son destin. Qui va en faire un prix Goncourt.

L’auteur nous narre avec une tendresse pleine d’espièglerie sa collaboration avec cette femme hors du commun. Une femme tout en excès, à la fois ogresse et maman abusive. Elle sera avec lui jusqu’au bout, jusqu’au Grall, jusqu’au Goncourt. Elle le poussera, l’acculera dans ses retranchements, le harcèlera patiemment. Car il lui en faudra de la patience pour obtenir le meilleur de Yann.

« Alors c’est qui, Françoise Verny . C’est la maman des auteurs, pardi. Une indésirable maman. Chacun la sienne. Elle n’aime pas trop l’idée : « Pas une maman, chéri : une mère maquerelle ! Une patronne de bordel ! » (Quoi de plus bordélique qu’une âme d’écrivain.) Mère maquerelle ou maman pour écrivains en souffrance, elle sait dire « je t’aime » à ceux qui travaillent dur, retravaillent, se dépassent en écrivant. Ce « je t’aime, chéri » nous traverse la peau. Mais elle, Françoise, qui lui dit : « Je t’aime, chérie » ? Personne. La solitude. »

Yann se plonge dans le travail, dans la solitude de l’écrivain. Une solitude égayée par ses dîners homériques chez Françoise. Des soirées qui se transforment souvent en bombardements de nourriture et objets divers quand l’éditrice, imbibée de whisky entre dans l’une de ses prodigieuses colères.

Yann Queffélec nous parle de son travail d’écrivain. De ses romans qui le hantent, de ses personnages qui lui parlent, ne le laissent pas en repos. Il nous raconte ses doutes et ses espoirs, son anxiété quand il remet ses pages à Françoise. Quelle va être sa réaction ? Va-t-elle aimer ? Son roman est-il bon ?

« Je suis d’autant plus malheureux, mortifié, que moi aussi, depuis un an, je vis un miracle de solitude, la nuit, en tête à tête avec La Bête noire, un roman qui me prend toute ma vie, toute ma voix. Je m’endors : il parle, il se moque de moi, il revient sur ce qu’il a dit, il me trouve bien lâche de fermer les yeux, de me reposer. Est-ce qu’il se repose, lui ? Est-ce que la littérature a sommeil ? Est-ce que la tragédie peut se permettre de distraire, une seconde sur le cours des choses, et remettre au lendemain ce qui promet d’être un crime, pas un suicide, non non, trop facile ! Un suicide , oui , s’il on veut, pour la concierge, la police, le toubib, un suicide à l’usure, doux comme un adieu. »

Naissance d’un Goncourt retrace avec beaucoup de verve et d’autodérision le parcours de l'écrivain de ses débuts balbutiants à l’obtention du prix Goncourt. C’est aussi et surtout un hommage  plein de tendresse et de drôlerie à Françoise Verny, la femme qui l’a porté sur les fonts baptismaux de la littérature. Une femme qui, l’auteur en est convaincu, lui a été envoyé par sa propre mère décédée quand il avait dix-huit ans. Un récit que je recommande à tous les passionnés de littérature, à ceux qui veulent en savoir plus sur le métier d’écrivain. Quelle belle plume que celle de Yann Queffélec. Je me suis régalé.

mercredi 12 décembre 2018

Concours pour le Paradis



Concours pour le Paradis de Clélia Renucci aux Éditions Albin Michel



Venise, le 20 décembre 1577. Un terrible incendie ravage le Palais des Doges. Seul un orage providentiel parvient à sauver la structure de la bâtisse mais les dégâts à l’intérieur sont importants. La Salle du Grand Conseil est particulièrement touchée. Son joyau, l’immense fresque Le Paradis, est dévorée par les flammes.

Un concours est organisé pour remplacer ce chef-d’oeuvre qui faisait la gloire de la république vénitienne. Cinq artistes sont nommés : deux grands noms, Tintoret et Véronèse, un peintre reconnu, Zuccaro et deux jeunes peintres prometteurs, à peine sortis de l’atelier paternel, Palma le Jeune et Bassano.

Le tableau devra être à la gloire de Venise, au faîte de sa puissance après la victoire conte les ottomans à Lépante, mais aussi respecter les canons religieux édictés par le concile de Trente. L’Inquisition veille. Il faudra aussi ménager Rome, la grande rivale pour ne pas attiser les tensions.

Le tableau ne sera achevé et exposé à l’admiration du public que le 7 mai 1592 soit 15 ans après l’incendie.

La première partie du roman traite de l’organisation du concours, des dissensions entre les conseillers de la commission d’organisation. Les concurrents se mettent au travail, ils doivent proposer leurs esquisses. L’auteur met l’accent sur la rivalité entre les deux figures tutélaires de l’art vénitien : Le Tintoret et Véronèse. Deux personnalités bien différentes. Le Tintoret est un personnage bougon, bourru tout entier consacré à son art. Véronèse, quant à lui, est un artiste de génie mais plus dilettante, un mondain. Entre ces deux-là, tous les coups sont permis.

«Ce qui l’amusait le plus, c’était que le maître du clair-obscur ne pourrait jamais l’accuser de plagiat, ou il lui faudrait admettre avoir concouru avec une esquisse vieille de dix ans.
Ce genre de raisonnement digne de Machiavel plaisait à Véronèse qui, en plus d’avoir une âme d’artiste, possédait celle du plus roué des courtisans. Que la République crie au génie pour un faussaire et chasse l’honnête homme comme un paria, voilà à quoi voulait désormais arriver Véronèse. »

La deuxième partie nous montre tout le processus artistique, la réalisation du tableau. L’auteure nous plonge dans les affres de la création. Les moments de doute qui succèdent à l’euphorie. Elle nous montre tout le travail des ateliers, celui des petites mains, des apprentis qui préparent la toile. La création d’une telle œuvre est un travail d’équipe, même si seul le maître apposera sa signature sur la toile.

En refermant ce livre, je n’ose imaginer la somme de documentation ingurgitée par l’auteure. A l’image des différentes opérations réalisées par les apprentis des ateliers de l’époque pour apprêter la toile, un vrai travail de romain. Que de patience avant de voir l’œuvre finale prendre forme sur le papier. Un premier roman passionnant, éblouissant qui nous plonge dans la vie des artistes de la Renaissance à Venise.

Une auteure à suivre.

« Pardonnez-moi, mais je ne suis pas sûr de répondre avec subtilité à ces questions. Après tout, je ne suis pas peintre et ne me flatte nullement de posséder aucun talent en matière de symétrie et de perspective. Je lis les textes et je sais les transmettre. Comme Ézechiel, je reçois la parole de Dieu, la Vérité divine, et je dois tenter d’en propager la sève en gardant pour moi son amertume. Alors que vous, bel artiste, cher Véronèse qui avez montré tant de fois dans cette église votre talent et votre audace, vous devez en quelque sorte montrer à Dieu Lui-même, l’univers qu’Il a créé et, pire encore, vous devez Lui montre celui que nul n’a jamais pu voir. Par la réalité de vos pinceaux, vous allez révéler l’apparence de nos âmes, reproduire l’impalpable, engendrer l’inénarrable. »

lundi 10 décembre 2018

Le guetteur




Le guetteur de Christophe Boltanski aux Éditions Stock


Alors qu’elle vient de mourir, Christophe Boltanski essaie de reconstituer l’histoire de sa mère dont il s’était éloigné.

Qui était donc ce personnage énigmatique, cette silhouette perdue dans le brouillard de ses gauloises ? Comment expliquer sa réclusion volontaire ? Pour cela il faut reconstituer le puzzle de son histoire, un puzzle dont les pièces semblent s’être perdues dans l’Histoire.

En vidant avec sa sœur l’appartement de sa mère récemment décédée, l’auteur trouve dans un désordre indescriptible, les carnets de sa mère : débuts de romans jamais terminés, listes diverses et variées. C’est tout ce qu’il gardera. Il a peut-être trouvé là le moyen de savoir qui était sa mère, de combler les nombreux vides, de percer les secrets de son existence. Cette quête naît d’un désir de compréhension et d’un grand sentiment de culpabilité.

« Quelque chose de terrible s’était déroulé dans cet appartement. Je me sentais comme un intrus qui aurait brisé les scellés apposés sur la porte d’entrée. J’hésitais à poser les pieds par terre, à laisser des traces, à déplacer des objets. Je visitais les lieux d’un crime dont je m’étais rendu complice. Inutile d’effacer les traces de mon passage. Ce n’étaient pas des empreintes qui risquaient de m’incriminer mais leur absence. Coupable de non-assistance à personne en danger. Déclaré contumax. Pendant que je lui tournais le dos, ma mère avait failli finir en fait divers. Dans l’une des coupures de presse qu’elle archivait. Sa matière à roman noir. Sous la forme d’un entrefilet dans le Parisien : « Le cadavre gisait au milieu de ses poubelles… La victime vivait seule… » Coiffé d’une des manchettes à la Libé qu’elle affectionnait : « Momie dans le 13e », « Mangée par son chien », « Revanche canine à Chinatown. »

Françoise était une mère effacée. Aimante à sa façon : de loin. Elle vivait dans son monde, supportant mal d’être dérangée. Une bonne partie de sa vie, elle l’a passé recluse dans son appartement, presque catatonique, ne sortant qu’aux heures où elle était sûre de ne croiser personne. Sa seule compagnie, son seul confident : Chips, son chien.

Parmi ces carnets, l’auteur est intrigué par celui intitulé La nuit du guetteur. L’histoire d’un homme qui épie des femmes.

Dans cet embryon de roman, c’est sa propre insécurité que révèle Françoise. Ce sentiment d’être constamment épiée qui la pousse à la réclusion. Cette paranoia a pour origine sa jeunesse militante. En pleine guerre d’Algérie, ce qu’on appelait pudiquement à l’époque, les événements, Françoise faisait partie d’un groupe d’activistes militant pour la libération de l’Algérie. Cette période étant frappée de tabou, l’enquête de l’auteur est difficile. Quel était vraiment le rôle de sa mère au sein du FLN. Il se heurte à la disparition des archives, à l’étrange amnésie des camarades de sa mère ou à leur mutisme pur et simple. La guerre d’Algérie pour eux n’est pas terminée, ils se sentent encore traqués.

Ce roman est un devoir de mémoire, Un très bel hommage d’un fils à sa mère. Une femme qui n’a pas vraiment vécu sa vie, traumatisée qu’elle était par son passé de militante. L’auteur devient le guetteur de la vie de sa mère par-delà la mort.  Un livre qui se lit comme un véritable polar mais un polar où l’émotion et l’amour filial plein de culpabilité  sont présents à chaque page.

« Ma mère était ce que je ne savais pas d’elle et que je chercherais indéfiniment toute ma vie. Elle se barricadait, elle élevait des remparts et guettait un ennemi invisible. Pour pouvoir l’appréhender, je devais la transformer en un roman policier, la réduire à des informations consignées dans son carnet, méthode familière que je pratiquais depuis des décennies, et la tenir à distance, parce que cette histoire me faisait peur. »