mardi 24 mars 2015

Bérénice 34-44




Bérénice 34-44 d'Isabelle Stibbe aux éditions Le Livre de Poche


   Quelle idée d'appeler sa fille Bérénice quand on est russe, juif,  installé en France pour fuir les pogromes dans son pays d'origine. S'il avait su quel destin attendait sa fille, Maurice Capel y aurait réfléchi à deux fois. Très tôt Bérénice n'a aucun doute sur ce qu'elle veut faire. Elle n'a qu'une passion : le théâtre, qu'un but : la Comédie Française. Comme si son prénom, l'historique de son choix, avaient conditionné la vie de la petite fille.  Mais ses parents, fourreurs, voient d'un très mauvais oeil la vocation de leur fille. Avec la complicité de Madame de Lignières, Bérénice trouve le moyen de passer le concours d'entrée au Conservatoire dont elle sort première. Sa vocation est telle que la jeune fille soumise à un cruel ultimatum de la  part des ses parents, préférera quitter le cocon familial, être reniée par son père pour pouvoir vivre sa passion pleinement;


   La première partie du roman  nous montre les différentes étapes qui mèneront la jeune Bérénice Capel, devenue Bérénice de Lignières, jusque sur les  planches de la Maison. On y découvre l'apprentissage des futurs comédiens, les coulisses du Conservatoire puis de La Comédie Française. On y  vit la passion de Bérénice, son intégration complète dans ce milieu, ce sentiment de troupe, de famille qu'elle ressent comme jamais avant. Mais sa vocation, Bérénice la vit dans une période agitée et une petite phrase sinistre vient comme un refrain nous avertir que le drame est proche.

   "Elle ne racontera pas à ses petits enfants, ni même à ses enfants..."

  Car la tempête gronde, Hitler est au pouvoir en Allemagne et ses visées expansionnistes vont mettre le feu aux poudres. Malgré les suppliques de son mari, juif allemand ayant quitté l'Allemagne à l'arrivée au pouvoir d'Hitler, Bérénice ne vit que pour la Comédie Française, que pour la tragédie.


   Ce roman nous peint le portrait d'une femme passionnée, d'une femme pour qui le théâtre est la vie. Une personnage tour à tour attachant et agaçant tant sa passion l'aveugle. Sa vocation d'actrice la rend pendant une bonne partie du roman, complètement aveugle et sourde à ce qui se passe en dehors du théâtre. Elle se croit protégée par sa célébrité.

   Bérénice 34-44 nous montre cette sinistre période de l'histoire sous une angle particulier. La majeure partie du roman se passe sur scène, en coulisses et la guerre à l'extérieur, n'est qu'une musique de fond qui prend peu à peu de l'importance. On y retrouve des comédiens célèbres comme Louis Jouvet qui sera la professeur de Bérénice, ou Robert Manuel, l'ami des débuts. Un milieu décrit avec précision par un Isabelle Stibbe qui sait de quoi elle parle puisqu'elle a travaillé pour la Maison. La Comédie Française nous y apparaît comme un microcosme, on y retrouve tout ce qui constitue la société mais en concentré. Les amitiés, les jalousies, les rivalités, le tout exacerbé par l'horreur de la guerre.

  Isabelle Stibbe nous livre un roman passionnant porté par une plume efficace, par moment poétique. Le seul petit bémol que je mettrais à ce livre passionnant tient dans la disproportion entre le traitement de la vie dans le théâtre,  et la vie extérieure, les décisions politiques, l'avancée du conflit. Mais malgré tout un excellent moment de lecture.

  "C'était vers cela qu'elle voulait tendre en tant que tragédienne, elle ne serait satisfaite que quand elle parviendrait, par l'amplitude de sa voix, par la variété de ses couleurs, à faire ressentir la difficulté d'être, le frôlement avec la folie et la mort, ce moment de basculement subtil où chacun pourrait passer sans crier gare de l'autre côté de la normalité. L'art ne doit pas être réaliste, songea-t-elle, il doit amplifier la vie."

  "Quand reviendra le jour, tout s'arrangera, murmura Alain Béron à l'oreille de Bérénice, nous avons tant lutté, tant souffert que tout sera merveilleux ensuite, tout deviendra possible. Il suffira de vouloir pour que nos désirs se réalisent, quand reviendra le jour, même revoir Nathan sera facile et nous jouerons enfin La Harpe de David. Après tant d'horreurs, l'art triomphera, l'humanité comprendra qu'il est le seul salut, que l'art est tout ce qui nous préserve de notre part d'ombre, c'est pour moi l'évidence..."





    

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